Alexandro Jodorowsky

La métaphore des deux hémisphères

Une métaphore pour le jeu d'acteur : la cible et les enjeux

Dans un ouvrage d’abord publié en Russie, puis en Angleterre et finalement en France, Declan Donnellan utilise cette métaphore de la cible pour faire comprendre le travail de l’acteur. Declan Donnellan est née en Angleterre, il a été directeur du Royal National Theater de Londres, metteur en scène, il a reçu de nombreux prix à Moscou, Paris, New york, Londres... Selon le metteur en scène britannique, l’énergie de l’acteur ne doit pas se chercher à l’intérieur de lui-même mais toujours à l’extérieur, à travers les objets, les personnages, l’espace qui l’entoure.
Il déclare : 
… sans la cible, l’acteur ne peut absolument rien faire, car elle est la source de toute la vie de l’acteur.
Et d'expliquer : 
La cible est extérieure, spécifique, à une distance mesurable, elle est toujours en transformation.
La cible est ce que nous voyons (ou entendons, sentons...), elle est une projection de l’intention de l’acteur.  Elle va permettre de vaincre les peurs de l’acteur, lui donner un objectif qui rend sa gestuelle cohérente, permettre un jeu inventif et toujours renouvelé.  La cible est principalement un objet ou une personne qui va nourrir le jeu de l’acteur mais elle pourrait être aussi une pensée. L’acteur est à l’écoute de la cible et elle lui fournit la matière de son jeu, son travail devient une réaction permanente et adaptée à l’enjeu que fait naître la cible.
Declan Donnellan raconte : «Imaginons que nous servons le même verre d’eau à un millionnaire dans un restaurant et à un légionnaire dans le désert... il s’agit concrètement du même verre et de la même eau. Pourtant le millionnaire et l’homme dans le désert ne voient pas du tout le même verre d’eau». Le verre d’eau représente ici la cible.  L’enjeu est ce qui divise la cible en deux . Pour l’homme assoiffé dans le désert, l’enjeu pourrait être : «Le verre d’eau va-t-il se renverser ou pas ?»
Declan Donnellan nous invite à l’action, tout simplement, sans cogitation stérile, sans la distance du «je».
«Suis-je à la hauteur ? Suis-je dans la bonne interprétation du personnage ?..» nous éloignent de la cible et ne sont que les pièges de notre propre peur. Interpréter le personnage n’est rien d’autre que de réagir aux enjeux des cibles qui constituent son monde.
Un acteur veut interpréter le rôle d'un tricheur :
Les cartes, un verre de whisky, une chaise... Pour être un tricheur, il suffit de s’assoir comme il le ferait, boire comme il le ferait, tenir les cartes comme il le ferait... On ne cherche rien d’autre que la confrontation à l’espace, aux objets et on les laisse nous indiquer la voie. La cible, l’enjeu et rien d’autres. Le geste, le regard, l’intonation et l’émotion justes viendront naturellement, subtilement des profondeurs de l’esprit.
«La cible n’est pas comment nous voyons les choses. La cible est ce que nous voyons. La cible divisée est ce que le personnage perçoit. La cible divisée est l’enjeu. A chaque moment de la vie quelque chose doit être en jeu» dit encore Declan Donnellan. Voir à travers les yeux du personnage. Etre attentif et découvrir ce que les cibles nous racontent. Declan Donnellan nous sort de nous-même et nous propulse vers l’extérieur pour y puiser matière à réagir. Il nous met en danger, alors qu’il est si confortable de vouloir contrôler, en créant le personnage uniquement de l’intérieur et en se concentrant entièrement sur la gestuelle sagement apprise. Mais tout cela conduit à un jeu mécanique sans vie et sans âme.

La vie est un flux, un enchaînement de réactions et d’adaptation aux circonstances. Le jeu de l’acteur épouse ce rythme, l’acteur n’a rien d’autre à faire que de réagir avec le regard d’un personnage qui découvre le monde qui l’entoure. Le tricheur ne possède qu'un jeu de cartes qui résume sa vie entière. L’acteur n’a pas besoin de vouloir montrer une quelconque émotion, ou démontrer quoi que ce soit, il suffit qu’il manipule les cartes et qu’il écoute ce qu’elles ont à dire dans l’instant. L’acteur a déjà fait en répétition tout le travail invisible qui va du personnage à la manipulation de l'objet. Sans ce travail préalable, aucune interprétation n’est possible. L’inconscient a enregistré la matière à profusion.
Voir les cartes comme un tricheur, c’est les percevoir comme une drogue, ressentir leur texture avec volupté, à la fois comme des serviteurs de ses désirs d’arnaquer l’autre et comme des maîtres auxquels on est entièrement soumis. Pour le tricheur, les cartes représentent bonheur, argent, souffrance, addiction... Elles s’accordent comme un instrument, se manipulent comme une arme... Les cartes pour un cartomancien, un voyant, renvoient à d’autres images, d’autres sensations... Une carte que l’on retourne pour annoncer l’avenir, ne ressemble pas à une carte que l’on retourne pour arnaquer un pigeon et pour éprouver l’intense sensation d’avoir triché.
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Pour Declan Donnellan, ce que voit le personnage est plus important que ce qu’il est. Vouloir définir qui est le personnage, c’est le fixer, arrêter le flux de la vie et vouloir montrer quoi que ce soit ne mène jamais, pour lui, qu’à un désastre absolu. «Nous pouvons soit voir, soit montrer, mais nous ne pouvons pas faire les deux en même temps, parce que l’un détruit l’autre.» écrit-il encore. Le travail de l’acteur ne doit jamais être de montrer ou de démontrer, mais uniquement de voir à travers le regard du personnage. Le savoir de l’acteur se résume à deux règles :
Toute l’énergie provient de la cible.
L’enjeu divise la cible en deux, il y a quelque chose à gagner et il y a quelque chose à perdre.
Lorsque la partie de bonneteau cesse d’être une aventure jubilatoire, presque une question de survie pour le personnage du tricheur et qu’elle devient une simple démonstration, l’acteur et le personnage se séparent et le flux de la vie cesse aussitôt d’irriguer le personnage. L’ensemble devient alors mécanique et rapidement caricatural. Au contraire tant que l’acteur est attentif aux différentes cibles et aux enjeux qui les dédoublent, il est en continuelle découverte de l’univers du personnage. Il vit alors de l‘intérieur, sans avoir à se soucier, un seul instant, de la justesse de ce qu’il montre et de ce que ressentent les spectateurs. Il vit simplement comme un tricheur avec ses émotions, sa gestuelle, son langage, sans jamais rechercher quoi que ce soit d’autre que de voir avec les yeux d’un tricheur.
Evidemment, l’acteur n’est jamais sûr de rien. Il est en perpétuel mouvement. Aucune représentation ne se ressemble jamais tout à fait à une autre mais c’est le prix à payer pour donner vie au personnage. Car la vie elle-même est ainsi. Le travail de l’acteur consiste donc, après avoir longuement travaillé sur son personnage à répertorier les cibles qui forment son univers puis définir les enjeux derrière les cibles. L’interprétation consiste simplement à voir avec les yeux du personnage chacune des cibles et à réagir aux enjeux en temps réel. L’acteur qui joue un tricheur, s’assoit sur une chaise (cible) à la fois pour y demeurer confortablement et pour pouvoir la quitter rapidement en cas de danger (enjeu). Il aura alors, en cet instant précis, exactement, la gestuelle, l’attitude, le rythme et le regard d’un tricheur.

Dans cette approche pédagogique du jeu de l'acteur, la métaphore de la cible (et de l'enjeu qui divise la cible) condense l'ensemble des problématiques complexes d'une interprétation vivante d'un rôle pour l'acteur. Declan Donnellan s'en sert avec justesse pour offrir à l'acteur à la fois une méthodologie et une réflexion profonde sur son travail.
Il nous offre aussi, par la même occasion, une belle illustration de l'utilisation des métaphores comme outil méthodologique et pédagogique.
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